GAYE PETEK SHALOM

 

Gaye Petek, Directrice d'ELELE, a été vice-présidente du Conseil National pour l'Intégration des Populations Immigrées (CNIPI), elle est actuellement membre du Conseil d'Administration du FASILD, membre du Haut Conseil à l'Intégration (HCI) et membre du Haut Comité de Réflexion sur la Laïcité à l'Ecole. Elle a été membre de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République (Commision STASI). Elle a été décorée de l'Ordre National du Mérite et nommée Chevalier de la Légion d'honneur.

 

 

Qu'est-ce que pour vous l'identité européenne ?

L'Europe que je définis est un ensemble qui intègre des valeurs éthiques, philosophiques et de droits de l'homme, garant de la paix entre les peuples. Pour moi l'idéal républicain français, l'ensemble des valeurs sur lesquelles il est fondé vaut pour l'ensemble de l'Europe, même si je ne nie pas sa spécificité nationale. Je n'adhère pas à la vision d'une Europe de marché et essentiellement commerciale. L'Europe est un projet politique avant d'être un marché commun.

Ne pensez-vous pas que la candidature turque contribue au débat sur l'identité européenne ?

Absolument. Elle a réveillé un questionnement sur l'identité qui n'était pas véritablement apparu dans une Europe vieillissante qui ne se pose pas vraiment la question identitaire sinon lorsque ces pays sont secoués par les communautés étrangères présentes sur leur territoire, dans leurs propres murs. Le débat autour de la Turquie pose la question au niveau plus général. C'est une bonne chose que Giscard ait mis les pieds dans le plat au départ pour s'opposer à son entrée et soulever ce problème essentiel, bien souvent occulté par le marché et l'euro.

Si l'on suppose que les questions identitaires posées aujourd'hui ont principalement à voir avec le fait religieux dans ces débats, il faut s'interroger sur les processus de sécularisation dans nos pays. Où en est-on de cette sécularisation en Europe et en Turquie ?

En Europe, le religieux influe encore sur le choix public, sans doute moins en France qu'ailleurs. On peut le constater dans le système éducatif, les prises de position par rapport aux autres religions présentes à travers immigration. La tradition judéo-chrétienne influe bien, mais diversement, selon le rapport que le religieux entretient avec l'Etat (et la France de ce point de vue est atypique).

Les laïcités françaises et turques sont-elles comparables ?

Sur le plan juridique, oui. Mais laïcité turque a été imposée par le haut, sans sécularisation au préalable. Il s'agit d'une sécularisation à marche forcée, alors que France a vécu des années de débats, déchirements, et de pugilats avant la loi de 1905.

Malgré ces différences, la France et la Turquie partagent donc ce principe de laïcité. Peut-elle être un modèle pour l'UE ?

Oui, elle est une garantie de paix supplémentaire et peut permettre le fonctionnement du creuset de valeurs communes. Au sein d'un pays, il faut se retrouver autour de valeurs communes. L'Europe aussi a besoin de cela. Sans creuset de valeurs communes, les traités européens ne garantissent pas forcément la paix des peuples indéfiniment. Le fait religieux est respectable s'il reste dans domaine privé. Mais s'il entre dans le domaine public, il n'est pas anodin.

Dans les rapports entre la Turquie et l'Europe, la différence religieuse peut-elle être la cause d'incompatibilité culturelle ?

Je ne crois pas. Le problème de l'Europe envers l'Islam est relatif aux populations musulmanes déjà présentes sur son sol. Cette présence définit le positionnement des Etats face à la question, leurs atermoiements. Ils sont parfois confrontés à des difficultés historiques, des sentiments de culpabilité par rapport à colonisation, qui viennent fausser le débat. Il faut que les pays européens se montrent capables de regarder les musulmans sur leur territoire comme elles regardent les autres populations, juives ou chrétiennes, et posent des principes sur limites du religieux dans sphère publique. En revanche, si les musulmans ne respectent pas ces limites, et que les Etats ne réagissent pas clairement, fermement et explicitement, alors les problèmes apparaissent. Mais rappelons que ultra religiosité ne touche qu'une infime partie des musulmans, en France comme ailleurs en Europe. Il faut arrêter cette infime minorité par tous les moyens et intégrer complètement dans le pays la présence d'une nouvelle religion, pacifique si on considère 80 % de ses fidèles. Les élections du CFCM ont montré que le musulman lambda vit sa pratique comme il la sent, dans sa vie privée, point final. L'Islam est viable dans les territoires où il est minoritaire. Alors que Europe a un problème de positionnement par rapport à minorités musulmanes, introduction d'un pays à majorité musulmane qui a fait le choix de la laïcité, même si forcé historiquement, ne peut être qu'un crédit favorable, qu'un parole qui fixe le cadre aux autres musulmans. Elle prouverait qu'elle n'a aucune gêne face aux identités diverses, et s'assurerait qu'elles puissent s'exprimer, l'intégration de la Turquie intervenant parce qu'elle a fait le choix de séparer religieux de l'Etat

L'appartenance de la majorité de la population turque à l'Islam constitue-t-elle un obstacle invisible à son intégration ?

Le problème est avant tout que l'on parle surtout très mal de cet Islam. La majorité de la France est chrétienne, mais combien y a-t-il de pratiquants ? Certes, en Turquie, il y a certainement plus de gens qui vont à la mosquée, que de Français qui vont à l‘église, mais une large proportion de la population urbaine n'est pas pratiquante, peu de gens font les prières quotidiennes. Une frange de la population croit sans pratiquer, et on n'en parle pas. Il y a par exemples de croyants dans ma famille, mais aucun ne fait ses prières, et cela depuis ma grand-mère.

En Turquie, on va donc à la mosquée par tradition ?

Absolument. Cette tradition est même assez récente, car l'Islam est une religion empruntée en Turquie qui n'est pas la terre du livre. Le débat est mal fait : non, la Turquie n'est pas un pays musulman. C'est un pays avec droit laïc et une majorité de la population musulmane. Notons aussi qu'il y a des minorités non musulmanes : la communauté juive n'a jamais eu de problème avec la Turquie , elle y fut hébergée 500 ans par l'Empire ottoman lors des pogromes en Espagne. A Istanbul, la synagogue, les églises et la mosquée se côtoient, sans que ça choque l'homme de la rue, même musulman pratiquant. Cela choque l'intégriste à bombes, mais il y en a aussi peu en Turquie qu'à Vénissieux ou Mantes la Jolie.

Quelle est l'importance du religieux par rapport aux autres arguments avancés contre la candidature turque ?

Il est important en raison, mais revêt souvent un aspect phobique, un mélange de 11 septembre, d'une vision d'un Islam terroriste, des sentiments suscités par notre immigration au quotidien pour le Français ou Allemand moyen qui regarde par sa fenêtre, dans son quartier et n'a pas une image de Turc extrêmement évolué. Seulement, une partie du débat manque : l'ultra religiosité est revenue en Turquie « grâce »à l'Europe. La Turquie avait dans son code pénal un certain nombre de barrières par rapport à l'organisation du religieux. Le code pénal interdit les groupements religieux et les associations cultuelles n'ayant pas le label du secrétaire d'Etat. Mais les ultras ont pu s'organiser grâce à l'Europe. En Allemagne depuis 40 ans aujourd'hui, les mouvements Milli Gorus, Souleiman, Kaplan s'organisent comme ils veulent avec pignon sur rue. En France également, ces associations ont une plaquette, y compris dans Paris. Ils ont pu parler, écrire, s'organiser, laver le cerveau des enfants, créer des écoles coraniques, alors qu'ils n'avaient pas pu le faire en Turquie. L'ultra religiosité, la transformation de la pratique en Turquie est liée à l'apport des immigrés d'Europe vers la Turquie.

Qu'est ce qui fonde les réticences de l'opinion publique, les arguments économiques, les questions de droits de l'homme ou la religion ?

A ce sujet, on ne nous donne que des statistiques sans affiner les interviews. On sait juste que 70% des gens sont contre l'adhésion de la Turquie. Aucun journaliste ne va dans les communes rurales où il y a une vraie visibilité des turcs et où les Français moyens vivent avec Turcs au quotidiens, afin qu'ils disent ce qu'ils en pensent. La question religieuse ne me semble pas être la première cause de réticence : il y a le repli des communautés, la visibilité sombre des gens, le manque de dialogue, le côté archaïque des familles, la violence vis-à-vis de leurs enfants, qui arrivent avant le religieux, dans leurs propos. Mais on n'interroge pas les français là-dessus.

Dans les relations turco européennes, méconnaissance et peur vis-à-vis des Turcs dominent-elles le terrain ?

Je vais beaucoup dans toute la France , dans les campagnes, dans les villes, et je n'ai pas l'impression que les Français que je rencontre aient peur des turcs. Ils s'inquiètent plutôt de ce que cette population très repliée sur elle-même.

Sylvie Goulard parle dans ces travaux de l'image du Turc envahissant répandue auprès des Français. Qu'en pensez-vous ?

Je ne sais pas si le Français moyen à ça dans la tête. En tout cas, je fais des formations auprès des acteurs sociaux et des enseignants sur la population turque. A la CAF de Laval, il y a peu, et les employés m'ont expliquer que le matin même, il étaient encore à 98% contre l'adhésion turque, mais trois heures plus tard, ils avaient tous changé d'avis. Il faut dire sans langue de bois en quoi les minorités turques en général posent problème, tout en soulignant ce qui fonctionne. On peut aussi expliquer l'histoire au gens, le fait que la moitié de 19è siècle ottoman témoignait déjà d'une volonté européenne, que les derniers sultans ont fait apprendre le français à leurs enfants, ont commencé à s'habiller à l'occidentale. On peut parler de Marmoud II, évoquer l'abolition de l'esclavage, le passage à la redingote, et les spécificités de la monarchie constitutionnelle, avec ses hommes formés en France, en Suisse. Cette aspiration ancienne à l'Europe est souvent ignorée par les français. D'ailleurs quand les Français vont en Turquie, ils ont une autre image de la Turquie , image réelle et concrète de ce que sont les Turcs et la Turquie.

Donc, ce n'est pas la peur, mais la méconnaissance qui pose problème ?

Oui, même s'il est vrai qu'on finit par leur faire peur, quand on entend des gens comme de Villiers, on ne peut qu'avoir peur. Il y a quelques mois, un événement m'a interloqué, à Cholet, une artiste turque était exposée au musée national. Les De Villieristes ont traîné dans la boue une artiste turque qui faisait une installation avec pour but la paix de peuples, avançant que les mouchoirs dont elle était constituée semblait être des voiles. Comment voulez-vous que les Français n'aient pas peur ? Ce sont les politiques qui ne sont pas pédagogues.

Si l'opinion publique ne le fait pas, les hommes politiques, eux, mettent donc bien en avant la question religieuse ?

La plupart. Des gens comme Rocard sont évidemment plus posés, disent ce qui va bien et ce qui va mal, mais il n'y en a pas beaucoup comme lui dans les politiques de renom. Entre les sempiternels donneurs de leçons qui doivent rendre la bonne copie sur les droits de l'homme, sur les Arméniens, sur les Kurdes, et ceux qui sont comme de Villiers, il y a peu de gens qui comme Rocard font preuve de pédagogie. Etre pédagogue, c'est rappeler l'histoire, évoquant les points positifs et les acquis, pointer du doigt les domaines où la Turquie doit encore faire des progrès, et souligner enfin les avantages éventuels que l'Europe retirerait d'une intégration.

Quels sont justement ces avantages ?

Je suis incapable de parler d'économie. Mais l'Europe ne doit pas s'enfermer dans une frilosité identitaire qui ne fera qu'envenimer ses problèmes avec les populations, minorités qu'elle a sur ses territoires, la frilosité des européens par rapport à l'autre, alors qu'elle a la possibilité à partir de la Turquie de débattre autrement de la diversité culturelle, de ce qu'on peut partager. Il y a beaucoup de choses en commun qu'on peut partager avec la Turquie , qui est un pays moderne. Cette intégration est le moyen de repenser à sa propre identité.

L'intégration de la Turquie serait une façon de définir définitivement l'identité européenne comme basée sur les droits de l'homme, ces valeurs communes évoquées plus haut ?

Tout à fait, et où chacun garde sa religion dans la sphère privée, la replaçant là où elle doit être.

Le fait que l'AKP, parti islamiste modéré, soit au pouvoir, a-t-il amené les européens à s'interroger cette question de l'Islam en Turquie ?

Certainement, mais si l'AKP est au pouvoir, l'Europe y est pour beaucoup. Tayyip Erdogan a formé sa scission avec le parti Erbakan après des années de lien avec le mouvement Milli Gorus en Europe, qui lui a finalement insufflée l'idée d'une démocratie musulmane. C'est les Turcs de ce mouvement présent en Allemagne qui prennent exemple sur la démocratie chrétienne depuis 25 ans.

Kalypso disait que c'était paradoxal de trouver quelqu'un qui avait un tel bagage islamique pour mettre en place les critères européens et faire en sorte que Turquie entre en Europe…

Oui, on peut se poser question du machiavélisme. L'Europe pour Erdogan est un moyen de se débarrasser de l'armée et de son influence sur scène politique, sur ses exigences laïques. En même temps, maintenant qu'il a vécu au pouvoir et goûté au libéralisme, on envisage difficilement une révolution iranienne pour la Turquie. S 'il y a bien une chose impossible en Turquie aujourd'hui c'est ça. Erdogan a fait son deuil d'une république islamique.

Dans le cas d'une non intégration, le choc des civilisations se réalisera-t-il ?

Je le crains beaucoup. L'envenimement du débat peut entraîner crispations en Turquie, qui risque de faire face à un Islam plus dur, car Erdogan pourrait être retoqué par son électorat, exigeant un retour aux sources. Parallèlement, il ne faut pas négliger le panturquisme et nationalisme, alors que l'extrême droite dont on parle peu est le mouvement le plus anti-européen en Turquie et se réjouiraient d'un refus européen.

Il faut aussi prêter attention aux conséquences éventuelles sur les autres pays musulmans ?

Oui, mais aussi sur les musulmans présents dans les pays européens. Le fait que la Turquie soit acceptée ou pas a valeur de symbole. Il faut d'abord que soient faits par la Turquie les efforts nécessaires, mais les progrès pourraient aller vite. Des efforts soutenus sont fournis pour la mise en conformité avec les exigences européennes. Une intégration serait bonne pour la Turquie , mais plus généralement constituerait une garantie de paix, contrairement à ce que prétendent ceux qui évoquent le problème de frontière avec l'Irak. Voyons les Grecs qui partagent une frontière avec la Turquie  : ils sont pour l'intégration, car ils ne sont pas rassurés à l'idée d'avoir une Turquie qu'on repousse comme voisin, elle risquerait de se replier soit sur son nationalisme, soit sur aile musulmane. La société civile aura perdu de son pouvoir d'équilibrage.

Qu'aimeriez-vous ajouter en conclusion ?

Ce qui m'importe, de là où je suis, c'est que les minorités turques en France réussissent leur vie, et je pense que ce débat est dangereux pour les jeunes d'aujourd'hui, car il pourrait suggérer que la composition d'identités et l'intégration sont impossibles. A l'heure où la France larmoie sur les Khaled Kelkal, les salafistes qu'elle a produit, et il ne faut pas qu'elle pousse les Turcs vers le fascisme, vers le FN. Ne nous posons pas ces questions trop tard.

 

Retour Sommaire