PATRICK MICHEL

 

Patrick Michel, Directeur de recherche CNRS/CERI, il est diplômé de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et de l'université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Il a un Doctorat d'Etat en science politique (université Paris I) et une Habilitation à diriger des recherches (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales). Il enseigne à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris.

 

Les débats autour du Traité Constitutionnel remettent sur le devant de la scène la question de l'identité européenne. Quel rôle joue la candidature turque d'adhésion à l'UE dans la réflexion actuelle sur le projet européen et l'identité européenne ?

Le constat de l'extranéité turque est dressé sous le sceau du bon sens, et réfère à « une autre culture, une autre approche, un autre mode de vie », pour reprendre les termes mêmes de Valéry Giscard d'Estaing. Et ceux-ci, pour « estimables » qu'ils puissent être, ne correspondraient pas aux standards européens.

La candidature turque engage donc la question des critères retenus pour pertinents afin de penser l'identité. Elle repose à frais nouveau la question du caractère ouvert ou fermé du critère. Le grand mérite du débat qui s'est engagé sur la question turque est qu'il conduit à penser un système de définition identitaire organisée par les catégories du mouvement et non par celles de la stabilité. Et en conséquence le problème n'est évidemment pas selon moi celui de l'identité européenne de la Turquie , qui est une question absurde.

Est-ce que vous ne pensez pas, tout de même, que le fait que la Turquie soit à 98% musulmane constitue un des nœuds gordiens de la problématique actuelle autour de l'intégration de la Turquie  ?

Faire surgir des critères de discrimination n'est pas difficile. Face aux vagues d'immigration italienne et polonaise en France, dans l'entre deux guerres, avait été soulevé le caractère inassimilable de ces populations, et en des termes infiniment plus brutaux que ceux employés aujourd'hui par J.M Le Pen pour stigmatiser les immigrés. Ce qui était mis en avant alors n'était évidemment pas le fait qu'elles venaient de continents différents – puisqu'elles avaient l'Europe pour origine – mais le fait qu'elles étaient catholiques d'une autre façon que les catholiques français. Et que ce catholicisme-là était inassimilable. Là encore mon sentiment est que le problème n'est évidemment pas celui de l'Islam mais bien celui de la réitération d'un modèle fermé d'appartenance identitaire, gagé en réalité beaucoup plus sur la richesse que sur quelque autre entrée que ce soit, et notamment la religion.  

Mais qu'est-ce que vous répondez à ceux qui s'inquiètent, bien que la Turquie soit un état laïque, de la – selon eux – difficile cohabitation de l'Islam et de la laïcité ?

Je crois de nouveau que la question est mal posée. Je suis un peu fatigué de tous ces débats autour de la question de la solubilité de l'Islam dans la laïcité et la démocratie. Cela n'a pas grand sens. Est-ce que l'on croit que le catholicisme s'est facilement accommodé de la démocratie et de la laïcité ? Souvenons-nous quand même qu'au milieu du XIXème siècle le Syllabus de Pie IX condamnait entre autres erreurs du monde moderne – inacceptables pour la doctrine de l'Eglise – tant le libéralisme et le concept de nation que la démocratie… Le problème n'est pas d'un essentialisme de l'Islam, d'une singularité musulmane, débouchant sur l'incompatibilité supposée entre islam et démocratie. Le problème, on le sait bien, se situe ailleurs, et notamment dans la construction de régimes démocratiques dans cette partie du monde qui est majoritairement peuplée de musulmans.

Pour rebondir sur la question des critères figés ou en mouvement de définition identitaire, quels seraient justement les critères de définition souple de l'Europe aujourd'hui ?

Vous connaissez sans doute la formule d'Umberto Eco qui évoquait récemment, comme l'une des perspectives probables pour le XXIème siècle, la fin de l'Europe des Etats nationaux et, simultanément, la fin de l'Europe blanche. Parlant de cette « Europe colorée », il ajoutait qu'il « ne pensait pas (ou pas seulement) à la couleur de la peau : il y aura peut-être aussi des religions « colorées ». Pourquoi pas – se demandait-il - un christianisme sunnite, un avicennisme anglican, un soufisme bouddhiste ? ». Nous allons vers des identités mobiles alors que, jusqu'à présent, nous ne sommes pas capables de penser des identités mobiles sans imaginer immédiatement qu'elles seraient dès lors précaires. Ce qui est en train de se produire, c'est donc l'émergence d'identités mobiles sans être pour autant nécessairement précaires. L'identité se définira plus par des jeux de circulations entre ses différentes composantes que par la réitération de critères dont la stabilité ferait l'objet d'une affirmation.

Pour rebondir, une nouvelle fois, sur cette question de la structuration mobile de l'identité, Olivier Roy parle dans un livre devenu très célèbre de « l'Islam mondialisé », est-ce que l'on pourrait parler à l'avenir d'un Islam européanisé ?...

Je ne suis pas absolument d'accord avec la formule d'Olivier Roy : ce dont il parle, en effet, ce n'est pas de l'Islam mondialisé, mais de la mondialisation, telle qu'elle se donne à voir dans les mobilisations effectuées de l'Islam à des fins de prise de position par rapport aux transformations qu'elle entraîne, au mouvement dont elle est issu et que, simultanément, elle génère. Nous sommes dans la situation où les sociétés et les individus qui sont confrontés à la mondialisation, se saisissent de toutes les ressources disponibles (ou rendues disponibles) dans une perspective de gestion des effets de la confrontation avec la mondialisation. Maintenant vous me parlez d'un Islam européen : à l'évidence, cet Islam européen est déjà en voie d'émergence, de constitution et de consolidation.

Sous quelles formes ?

Dans la façon dont les musulmans, dans les sociétés européennes, se saisissent de l'Islam comme instrument d'intégration tranquille à la société dont ils sont membres. Il n'est pas inutile de rappeler que 85% des musulmans français ne sont pas pratiquants. Vous vous souvenez de cette formule de Léon Poliakoff, s'interrogeant sur la différence, dans la société française, entre un catholique et un juif. La réponse était que le catholique n'allait plus à l'église tandis que le juif n'allait plus à la synagogue. Dans cette perspective, le musulman français serait aujourd'hui celui qui n'irait plus à la mosquée. L'Islam peut à l'évidence constituer un vecteur de l'intégration, une ressource permettant de négocier, à partir d'une position digne, une inscription paisible dans la société d'accueil. Inévitablement ça s'accompagne de toute une série d'évolutions par rapport aux pratiques musulmanes telles qu'elles ont cours dans des pays de tradition musulmane.

Mais alors, dans cette Europe destinée à la bigarrure et au métissage identitaire, quelle pertinence peut encore revêtir la notion de « club chrétien » ?

Aucune. Les Européens sont aujourd'hui – au mieux ! – indifférents à cette question. Je suis frappé par le fait que les catégories qui sont utilisées dans ce débat sont complètement inadéquates. L'Europe résulte, on le sait, d'évolutions complexes, plurielles, et dans lesquelles le religieux a sa place mais où d'autres traditions interviennent aussi. Et c'est dans la rencontre et l'interaction entre ces différentes traditions, ces différentes logiques, que s'est progressivement constituée la culture européenne.

Mais alors que répondez vous à ceux qui insistent sur le fait que l'Europe partage un creuset de valeurs judéo-chrétiennes et une histoire commune dont la Turquie semble sur certains points être exclue ?

Dans ces processus, je rappelle que les royaumes arabes d'Andalousie ont joué tout leur rôle, et donc également  la civilisation musulmane ! On pourrait d'ailleurs défendre l'idée que la ligne qui sépare le christianisme oriental du christianisme occidental constitue une frontière au moins aussi discriminante que celle qui serait supposée différencier le monde arabo-musulman de l'Europe occidentale. Vous vous souvenez peut être de l'important article publié en 1983 par Milan Kundera et intitulé L'Occident kidnappé . L'écrivain tchèque y posait la question de l'appartenance ou non de la Russie à l'Europe, répondant clairement par la négative et ouvrant un débat passionné où allaient s'échanger, des mois durant, des arguments tous aussi pertinents, documentés et convaincants que contradictoires.

C'est sans doute que la Russie est et n'est pas, et simultanément, d'Europe. Et que les critères qu'on retiendra pour définir les frontières précises de cette Europe en disent en dernière instance beaucoup plus sur les arrière-pensées de ceux qui les avancent que sur la réalité qu'ils prétendent décrire. Car le sens ultime de certaines questions - telles celle posée par Kundera à son époque ou celle soulevée par Valéry Giscard d'Estaing ne réside pas tant dans la réponse qui leur est donnée que dans les raisons de leur articulation (et souvent de leur périodique re-surgissement).

Mais, pour vous qui êtes un spécialiste du catholicisme, pourquoi alors cette insistance, naguère de Jean Paul II, aujourd'hui de Benoît XVI dans ses toutes premières déclarations, sur les racines chrétiennes de l'Europe ?

Il en va de l'intérêt stratégique de l'Eglise catholique, en termes de défense des positions qui demeurent les siennes. Ce qui est en cause participe en dernière instance de la réitération d'une demande de prise en considération et d'existence dans l'espace public, étant entendu que cette place lui est de plus en plus disputée.

Finalement à qui sert l'instrumentalisation de ce débat, qui se cristallise autour de la question de la religion ?

A tous ceux qui ont intérêt à réitérer la pertinence de critères stables (en fait fictivement stables). Cet intérêt peut être stratégique, comme on l'a évoqué à l'instant, en ce qui concerne l'Eglise catholique. Dans d'autres cas il peut s'agir de questions purement économiques. Cette question de l'appartenance européenne de la Turquie n'a alors d'autre signification que de définir, en creux, et sans l'expliciter, le contenu d'une culture européenne (fondée sur le christianisme), d'une approche européenne (la défense de critères permettant de limiter au maximum l'irruption de la différence) et d'un mode de vie européen (gagé sur la richesse). Une telle vision ne découle pas du sens commun dont elle prétend se réclamer mais procède d'un authentique volontarisme.

Elle bute, en tous cas, sur cette réalité nouvelle induite par l'implantation durable dans le paysage européen de populations issues de l'immigration mais qui, au fil du temps et des générations, s'éprouvent toujours davantage comme « française » (ou « allemande », « italienne », etc.) et comme « européenne ».

On parlait d'intérêt stratégique tout à l'heure mais alors justement quel intérêt – en termes de géopolitique – aurait l'Europe à intégrer la Turquie  ?

La question qui est posée est bien évidemment celle des frontières de l'Europe, et ce n'est pas une question entièrement neutre… L'intérêt me semble être de manifester que l'identité européenne n'est pas gagée sur des critères fermés d'appartenance. Et donc de promouvoir une identité européenne plurielle, mobile, et riche de cette pluralité et de cette mobilité.

Est-ce que ça aurait le mérite de s'inscrire en faux contre un certain huntingtonisme ambiant, contre ce que de l'autre côté de l'Atlantique on appelle « le choc des civilisations » ?

A l'évidence oui, c'est bien de cela dont il s'agit.

 

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